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Il y a environ 8000
ans, une série de secousses sismiques bouleversèrent
cette partie du continent. Détourné de son cours,
le fleuve Awash s'en alla vers le nord pour former
d'autres étendues marécageuses connues aujourd'hui
sous les noms de Gargori et Gamarri. Privé de liquide,
le lac Abbé s'assécha très vite et les cheminées
des profondeurs apparurent à la lumière dans un
océan de boue. Etrange vision que l'on découvre
soudain au terminus d'une longue piste cahotante.
Au détour d'un promontoire de basalte, c'est la
Genèse et l'Apocalypse confondues. Aussi loin que
porte le regard se dressent les minarets et les
tours d'une cité fantomatique.
Lorsque
j'arrivai au lac Abbé pour la première fois, le
jour se levait à peine et l'ombre des cheminées
s'allongeait démesurément sous la lumière rosée
du soleil naissant. Les brumes de la nuit flottaient
encore sur l'horizon, un mélange de vapeurs issues
de quelques solfatares et de fumerolles filtrées
par le flanc poreux des cheminées. Dans moins
d'une heure, ces nuées bleuâtres fondraient sous
les ardeurs du soleil torride. Le silence absolu
du vide enveloppait cet univers pétrifié. Pas
un être humain.
Pour
les Danakils, ces lieux sont frappés de malédiction
et seuls s'y aventurent parfois, sans jamais s'attarder,
les caravaniers de la contrebande. Ici, la seule
vie permanente est animale: les eaux brûlantes
aux senteurs de soufre et à la saveur amère qui,
par place, sourdent de la terre, font vivre un
gazon rachitique, une sorte de chiendent vert
que broutent des phacochères et des ânes retournés
à l'état sauvage. J e revis ces bêtes à chacun
de mes passages, toujours au même endroit, et
sans doute cette végétation rarissime est-elle
l'unique pâturage de leur survie.
Les
cheminées, dont certaines atteignent une quarantaine
de mètres de hauteur, sont faites d'un ciment
léger, un peu à la manière de la gangue que
dépose sur les objets un long séjour dans les
sources pétrifiantes. Vue de près, la
matière révèle la nature de ses origines : une
infinité de débris végétaux et animaux, feuilles,
arêtes de poissons, brindilles, petits os, soudés
entre eux par les concrétions millénaires. On
peut, avec quelques dispositions sportives,
escalader ces observatoires dont certains laissent
échapper des vapeurs brûlantes et le bruit lointain
des sources souterraines. De là-haut, le lac
offre le spectacle de son immensité et ses milliers
d'édifices dressés dans le ciel. Loin vers le
sud, une ligne sombre bouche l'horizon: la falaise
de Moraïto où, en 1935, le jeune administrateur
Albert Bernard et seize de ses miliciens furent
massacrés dans une embuscades, victimes, paraît-il,
de sourdes rivalités coloniales avec les Anglais.

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